GENERATION MIROIR

Dans une salle de musculation banale, j’observe mes congénères d’un œil d’anthropologue. Face à d’immenses miroirs qui recouvrent entièrement les murs, les individus s’abandonnent à de violentes manifestations d’égotisme. Le regard constamment fixé sur eux-mêmes ou sur l'extension matérielle de leur puissant ego, leur téléphone, ils sont imperméables au monde qui les entoure. De longues poses ridicules précèdent un selfie, réalisé dans une profonde et sincère indifférence, souvent teintée d'arrogance, à l'égard de ceux qui les entourent. Un postérieur, soigneusement mis en valeur par un pantalon moulant, sera bientôt exposé sur un réseau social, destiné à éveiller le désir et la frustration chez des milliers d'hommes. La demoiselle, pathétique dans sa quête, mendie une attention et une approbation, toutes deux relatives à la qualité de son arrière-train.

À côté d'elle, des êtres de sexe féminin difformes, des sortes de trolls ou de gnomes, tentent de faire la même chose mais avec une certaine retenue, se cachant autant que possible. Elles sont pleinement conscientes de leur aspect grotesque, hors compétition dans cet univers impitoyable de l’image. Les laids, les vieux, n’ont plus leur place dans ce monde où seule l'apparence règne en maître, où le temps qui passe devient le pire ennemi. La vieillesse est désormais perçue comme une maladie, une anomalie à éradiquer. Tout ce qui ne correspond pas aux standards de jeunesse et de beauté est relégué au second plan, presque comme si l'existence même des imparfaits était une erreur à corriger.

La lumière ne semble éclairer que celles qui possèdent les critères de beauté officiels. Les autres demeurent dans l’ombre, comme si elles étaient à peine dignes d’exister. À la rigueur, elles pourraient se voir attribuer des tâches ingrates, comme sortir les poubelles ou se contenter de ramasser les miettes laissées par les élues. Ce monde cruel réserve sa lumière et son admiration à un idéal étroit, laissant les autres s’étioler dans l’obscurité.

Les individus de sexe masculin ne sont pas moins intéressants à étudier, surtout parce que j’en fais partie. Et, tel l’être égocentrique que je suis, ma principale source d’inquiétude et d’intérêt reste moi-même. Je m'observe à travers eux, comme un miroir déformant de mes propres obsessions et faiblesses.

De longues heures d’entraînement, des régimes restrictifs, tout ça pour atteindre un résultat généralement insatisfaisant et frustrant. Je me surprends à souhaiter qu'ils se blessent, dans l’espoir qu’ils prennent un certain recul sur la gravité de leur condition. Mais ils ne le vivraient sûrement pas ainsi. Au lieu de réaliser l’absurdité de leur quête, ils plongeraient dans une profonde dépression en voyant leur corps dégénérer, impuissants face à l'inévitable passage du temps.

Les regards sont inquiétants, dénués d’affection naturelle, et une fois de plus, j’en arrive à cette terrible conclusion : l’amour est mort en Occident. L’égoïsme est tellement ancré en nous, si puissant, qu’il étouffe tout le reste. L’autre n’est plus qu’un simple élément de comparaison, un figurant dans le film de notre vie, dépossédé de toute existence propre.

Quand je quitte une pièce, les gens qui s’y trouvent n’ont plus aucune raison d’exister, plus aucun intérêt à subsister, car je suis le centre de l’univers.

 Ils désinfectent méticuleusement tout ce que les autres touchent, et portent de volumineux écouteurs sur les oreilles. Lorsqu’un autre individu tente de communiquer avec eux, ils les retirent avec un agacement à peine dissimulé.

Ils sont pitoyables, ridicules, cruels, individualistes ; tout simplement inhumains. Et je souffre, car je sais que je suis l’un d’eux.

Je crache sur le miroir, et par la même occasion, sur toute cette génération.